Chanter lui faisait du bien, ça lui vidait la tête, à Tessa. La trouille l'avait depuis longtemps quittée, aussi paralysante avait-elle été pendant une époque : désormais, il y avait surtout de l'excitation nouant ses entrailles, quand elle s'apprêtait à faire quelque-chose comme ça. Mais, au fond, si on continuait d'la rappeler pour ce genre d'événements, si on continuait de lui faire confiance et de vouloir d'elle, c'était pour une bonne raison, hein ? Le changement avait du bon, comparé à c'qu'elle connaissait au quotidien dans son job aussi répétitif que minable- et puis, pour cette fois-ci, prendre l'air n'lui ferait pas de mal. Elle qui avait tant appréhendé le retour d'Aodren à New York, elle qui y avait pensé encore et encore, force était d'admettre qu'elle était quelque peu déçue. Déçue de c'genre de tension silencieuse qui semblait flotter dans l'air, comme si un reproche était au bord des lèvres du jeune homme, mais qu'il n'lui disait rien, pour elle n'savait quelle raison. Eux qui avaient toujours été si honnêtes l'un avec l'autre, si proches, si confondus avec la vérité : ils n's'étaient rien caché et maintenant, c'était comme s'ils vivaient une relation en pointillés. Comme si, avec le Pérou, étaient nées chez le jeune homme, d'nouvelles affiliations qui semblaient presque plus importantes que c'qu'ils avaient. A force, elle devait bien devenir parano, la blonde. Mais ce sentiment, pour toutes les fois où elle essayait d's'en débarrasser, Tessa, il revenait l'assaillir chaque jour, la prendre à la gorge et lui crever les yeux : sortir ce soir, alors, c'n'était pas une mauvaise idée. Et pour le coup, elle n'avait même pas proposé à son meilleur ami de l'accompagner- après tout, il devait avoir plein de boulot, avec son retour, le retard qu'il avait irrémédiablement amassé dans son travail de prof, et ce elle ne savait quoi d'autre. Peut-être même avait-il d'autres gens à aller voir, dans sa tournée de retrouvailles : il était passé par sa famille, et maintenant, il devait bien avoir des amis avec qui il voudrait passer du temps. La Dyer n'savait pas, elle avait perdu le compte mais parfois - pour cette fois, plutôt – une soirée chacun d'son côté, c'n'était pas plus mal. Alors pour ce soir, l'Adkins était elle ne savait où : peut-être en train de vivre son idylle avec cette étudiante dont les rumeurs à Colombia parlaient tant. Tess, elle essayait de n'pas y prêter attention, de n'pas y réfléchir, de n'pas cogiter en boucle sur cette histoire, d'faire la connexion avec cette infectieuse distance qui empoisonnait progressivement la colocation qu'ils partageaient, tous les deux. Mais parfois, c'était plus facile à dire qu'à faire- plus facile d'se faire des promesses en l'air que de vraiment agir. Elle était paumée et indéniablement, quand elle était paumée, Tessa, elle se réfugiait dans ces arts desquels elle n'pouvait pas vivre : la musique, la peinture, le dessin. On la disait autour d'elle, dans l'monde du commun des mortels, si talentueuse pour ces trois domaines. Et pourtant, ses œuvres n'seraient jamais exposées nulle part, et sa musique n'deviendrait jamais quelque-chose entendu de tous. Elle stagnait à New York, elle le savait, et au pire, dès qu'elle baissait sa garde, dès qu'elle l'oubliait, y'avait toujours un p'tit quelque-chose pour lui remettre les pendules à l'heure.

Dans la solitude d'son appartement, pour les huit derniers mois, Tessa n'avait plus ouvert son cahier de dessin, elle n'avait plus eu l'inspiration qu'elle s'disait. Ses peintures prenaient la poussière, et elle s'était occupée autrement : en bossant surtout. Et en s'occupant d'ces fameux chatons qu'elle avait eu la folie d'adopter par elle-même, alors qu'ils n'avaient que quelques semaines à peine, et qu'ils avaient eu besoin d'beaucoup de soins, de temps et de patience. Chanter avait été son ultime option : sortir de l'appartement, oublier la solitude nimbée dans les murs de celui-ci, si familière d'une époque dont elle n'voulait pas se souvenir. Elle avait arpenté pas mal de bars, de cafés et de restaurants, pendant ces derniers mois : rien qui n'lui avait offert la vie dont elle avait eu la folie de rêver. Mais au moins, pendant quelques heures, ici ou là, elle avait eu l'privilège de faire quelque-chose qu'elle aimait vraiment. Et ce soir, elle avait pu en enchaîner un certain nombre, des chansons, accaparant le micro pour elle-même, accrochée à sa guitare si jolie et si originale. Tessa, à l'extérieur comme ça dans tout c'qu'elle aimait, elle n'rentrait pas facilement dans le moule : la réalité d'la vie adulte, c'était pourtant que l'moule s'était forcé à elle, et qu'elle n'avait fait que ployer l'échine. S'émanciper d'tout ça, s'déclarer pour c'qu'elle était, c'qu'elle aimait et qui elle aimait, ça, c'était une autre histoire : et peut-être que c'était mieux comme ça, hein ? Les carrières dans la musique, ça partait comme ça venait- au moins, chez son publiciste, elle avait un job stable depuis des années. Et l'amour, l'amour quant à lui était dangereux et blessant- assez pour qu'elle se soit déjà imaginé cinquante fois la scène que ç'aurait été, si elle avait déclaré sa flamme à Aodren, avec l'espoir que ça mène quelque-part. Sa réaction à c'qu'elle avait dit et son départ au Pérou, avaient surtout prouvé à quel point son affection n'avait pas été réciproque- pas du tout, même. Et cette blessure faisait encore bien du mal. Si la douleur, alors, créait des talents, elle avait dû être particulièrement talentueuse ces temps-ci, la blonde ; ce soir aussi, alors qu'elle chantait l'air Fare Thee Well, grattant les notes sur sa guitare, et qu'elle n'se concentrait que trop peu sur la foule ici et là, dans le café. Elle aurait dû continuer comme ça, les yeux perdus dans le vide, accrochés à une inspiration qu'elle était la seule à voir : mais quand elle releva les yeux, pour une fraction de seconde, ce fut comme si ses doigts manquèrent leur coup, comme si sa voix faillit. A l'oreille d'n'importe qui, peut-être que ça n's'entendit même pas- mais Tessa, elle, elle l'entendit. Avec son cœur, s'brisant contre ses côtes, tandis que tout c'qu'elle pouvait faire, c'était fixer avec intensité le visage familier de Romi, s'détachant de la foule. C'n'était pas possible- pas possible. Cette conviction, elle s'la répéta quand elle annonça qu'elle prenait une pause- dans les gens, Romi avait déjà disparu, et la bblonde aurait été bien contente de s'contenter de croire à un mirage. Mais non, mais non, elle avait besoin d'en avoir l'coeur net : abandonnant sa guitare sur la petite scène, la jeune femme n'prit pas l'temps de souffler- rage, peur et envie s'faisaient la guerre en elle. Quand elle la vit à nouveau, enfin, Tess remarqua que Romi n'avait pas beaucoup bougé- à croire qu'c'était elle qui avait été aveugle, elle qui avait fui cette évidence à lui couper l'souffle, à emporter son palpitant comme un fou, dans un tout autre monde, un tout autre temps. Fare Thee Well, c'était presque une chanson appropriée pour leurs retrouvailles : le passé, la peine, l'au revoir.  « J'savais pas que les professionnels s'représentaient ici, aussi. » et si elle aurait presque eu envie, par orgueil, qu'sa phrase sonne comme une critique, une morsure cinglante pour faire payer des années d'peine, Tessa faiblit, et sa réplique sonna presque comme une blague complice. Une faiblarde tentative à un sourire, pour n'pas pleurer, comme ça, dans ces circonstances, pour une raison si vieille et ridicule, une plaie si profonde. Qu'est-c'que tu fais là ? Après tout c'temps, hein? Les questions brûlèrent ses lèvres, comme le souvenir ardent, pourri, de leurs baisers. Mais Tessa n'osa pas poser la moindre question- son regard lui-même ne resta pas fort bien longtemps, avant de dévier- vers la foule, vers le sol, vers ses mains qu'elle se mit à triturer nerveusement.  « T'es à New York, alors... » une observation très constructive, vraiment. Après toute la voix qu'elle avait donnée sur scène, elle aurait bien eu envie de boire un verre, Tessa- c'est c'qu'elle aurait fait dans d'autres circonstances, mais déjà là, elle n'osait pas bouger, presque pas respirer. Sa gorge était si nouée, d'toute manière, qu'elle n'pourrait rien avaler. Ça faisait longtemps, longtemps vraiment, qu'la vie n'avait plus été aussi désarmante.